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    Bertrand Tavernier
    Bertrand Tavernier © Nathalie Prebende

    Hommage à Bertrand Tavernier

    par Fabien Gaffez, directeur des programmes du Forum des images

    Le cinéma et rien d’autre

    L’admiration réconforte. C’est ce que son père disait à Bertrand Tavernier, lui dont la santé était mauvaise, et qui trouva refuge dès son plus jeune âge dans les livres et dans les films. L’admiration, première de toutes les passions, Tavernier en avait fait profession. Pour qui a eu la chance de croiser son chemin, ou simplement, de l’entendre parler de cinéma, de littérature ou de musique, on sait à quel point cet exercice de l’admiration était contagieux. Ce feu brûlait continuellement en lui, et suscitait notre propre admiration. Enveloppés de son verbe gourmand et de son érudition généreuse, nous nous sentions tout petits, non parce qu’il nous écrasait, mais parce qu’il nous éduquait et qu’il nous faisait prendre la mesure de tout ce qu’il nous restait à voir et à savoir. Nous nous sentions tout petits ; nous nous sentons aujourd’hui orphelins. Sartre qui écrivait que l’on meurt toujours “par-dessus le marché” : oui, la disparition de Tavernier nous semble de trop, aujourd’hui. Dans ce monde qui a expulsé les films de ses salles, et qui croit de moins en moins au cinéma, nous avons besoin de ces griots de la cinéphilie, de ces mémoires vives et longues, de ces ogres enthousiastes qui nous invitent au festin du temps.

    J’écris aujourd’hui depuis le Forum des images, dont Bertrand Tavernier était le compagnon de route. Ici-même, il y a une dizaine d'années, il ouvrait régulièrement sa “malle aux trésors”, à l’occasion d’un rendez-vous passionnant. Il nous faisait voyager à travers l’histoire du cinéma, évoquant un jour les oubliés du cinéma français, un autre les cinéastes de la liste noire sous le maccarthysme, un autre encore les films de ses 15 ans (des Trois lanciers du Bengale d’Hathaway aux Aventures du Capitaine Wyatt de Walsh en passant par Le Réveil de la sorcière rouge de Ludwig). Il nous avait également accordé, en 2010, une magistrale master class, retraçant son parcours et sa méthode de cinéaste, avec sa verve coutumière, son esprit de tendre bretteur et son rire hustonien. Et puis, à l’occasion de la sortie de Quai d’Orsay, il fut l’invité de notre festival Un état du monde, dialoguant avec le dessinateur Christophe Blain, s’interrogeant sur les us et les coutumes de nos ministères et sur l’exercice de leur pouvoir . Ces trois moments au Forum des images esquissent trois des nombreuses facettes de sa personnalité : le cinéphile, inlassable passeur ; le cinéaste, imparable conteur ; le citoyen, indomptable vigie. Ces trois visages n’en forment plus qu’un, celui d’un homme éclairé, dont les désirs faisaient monde. Cet appétit de réel conjugué à un élan romanesque, et qui forge son style singulier (une forme de classicisme accidenté), fait partie des leçons que nous devons retenir.

    Avant de chausser les vieilles lunettes critiques ou de réactiver les vieilles lunes polémiques (qui consisterait, suivant une certaine doxa, à préférer le cinéphile au cinéaste), il faut désormais tout voir et revoir, avant de parler, c’est la moindre des choses, c’est le moins que l’on puisse faire. On ne peut pas se contenter d’un rapport nécrologique à l'œuvre de Tavernier. Il faut revoir l’Horloger de Saint Paul, La Vie et rien d’autre, L. 627, La Princesse de Montpensier : leur précision, leur allure, leur parfait ouvrage. Il faut lire et relire ses livres de cinéma, qu’il contribua à éditer, chez Actes Sud, ou qu’il écrivit (les indispensables Amis américains ou, avec Jean-Pierre Coursodon, récemment disparu lui aussi, les 100 ans de cinéma américain sur lequel il travaillait encore : un livre régulièrement mis à jour, puisque les deux comparses étaient partis de 30 ans de cinéma américain). Certes, nous n’avons pas aimé tous ses films, nous n’avons pas soutenu toutes ses positions, ni partagé toutes ses visions, mais sa posture et son intégrité restent exemplaires. Il nous laisse en héritage une œuvre et une manière de nous en souvenir. Pour nous, qui aimons les films, pour qui le cinéma coule dans des veines saturées d’images, cette éthique de l’admiration et du partage est un credo indispensable.

    Deux souvenirs personnels. 2011, Festival d’Amiens. L’invité d’honneur est Joe Dante, et nous avions demandé à Bertrand Tavernier de venir saluer l'auteur des Gremlins. Nous étions alors en pleine bataille culturelle, encore une, sur fond de subventions mises en danger, de réformes territoriales, et de karcher sarkozyste. Son discours fut brillant, évoquant, à travers l'œuvre de Dante, la culture comme une “arme de construction massive”. C’est une idée qui nous guide encore, au moment où la novlangue du pouvoir nous considère comme inessentielle. 2018, Paris, Forum des images. Nous avons invité Oliver Stone pour une intégrale de ses films et une rétrospective qui dresse le portrait acide de l’Amérique. Nous convions pour un dîner Bertrand Tavernier et son vieil ami Pierre Rissient (ils avaient travaillé ensemble comme attachés de presse). Me reste cette image : Oliver Stone, comme un petit garçon timide, entre ces deux hommes-cinémathèques, qui recomposent sous nos yeux et jusqu’au bout de la nuit, l’histoire du cinéma, racontée par ses marges. Ces deux-là ne sont plus, mais leur statue nous regarde aujourd’hui, cinéphiles de tout poil et de tous les pays, et le flambeau est lourd à porter. Soyons à la hauteur : le cinéma, et rien d’autre. Et puis, il nous reste tant de choses à admirer, dans le sillage de Tavernier, que c’en devient réconfortant.


    Fabien Gaffez, directeur des programmes du Forum des images