close
close
keyboard_arrow_left RETOUR
    Débat permanent : Les journalistes fantômes
    Débat permanent : Les journalistes fantômes Breaking News, de Johnnie To © Collection Christophel

    Les journalistes fantômes

    Breaking news, de Johnnie To

    Faire les Breaking news, qu'on pourrait résumer par les "titres à la une", c'est tout simplement le moyen trouvé par les communicants pour se passer des journalistes. C'est le constat de Johnny To, celui d'un métier tué par la communication. Il ne fait pas forcément plaisir, mais ne manque pas de lucidité. Même si il est probable que les tribulations et malheurs du journalisme, dans le monde réel, feront encore quelques gros titres. To titrerait sans doute No future !

    Par Jean Stern

    Le cinéma aujourd'hui ne critique plus les médias, il les pulvérise, les anéantit, les réduisant à un élément de décor, actant sans aucun doute le basculement du héros de papier vers le tâcheron des médias, phénomène aggravé depuis 20 ans. Les journalistes ne sont plus que des fantômes de pellicule, de la piétaille comptant pour du beurre, une espèce cinématographique en voie de disparition. Hollywood leur préfère comme nouveaux héros les stars du web, dans une vision neuh-neuh pour Steve Jobs (Jobs) ou plus rock'n'roll pour Mark Zuckerberg (The social network). Les vedettes d'un film sur le Washington Post ne seraient sans doute plus les reporters tenaces du grand quotidien américain mais son nouveau patron milliardaire, Jeff Bezos, le tôlier d'Amazon, trentième fortune mondiale.

    Costa Gavras a mis en scène avec brio des reporters pas toujours blancs-blancs dans Missing (1982, avec John Nichols et Donald Stewart) et dans Mad City (1997 avec Dustin Hoffman et John Travolta, présenté dans le cycle Qui fait l'info?). Mais pour sa récente critique radicale du capitalisme, Le Capital, sorti en 2012, le réalisateur a préféré dans le rôle du méchant-devenant-gentil un trader incarné par Gad Elmaleh. Un journaliste s'attaquant à la face sombre du capitalisme financier, on a vu cela jouer où ? Bref le journaliste est désormais un parent pauvre du cinéma mondial, et le journalisme en lui-même une pratique méprisée par le cinéma, constatant qu'elle a été happée par des machines à communications bien plus malines, et en tout cas actuellement triomphantes.

    Dans un film sorti en 2004, et à l'affiche du cycle Qui fait l'info?, le réalisateur chinois Johnny To en propose une lecture à la fois enthousiasmante et passablement déprimante. Breaking News met aux prises deux flics de Hong Kong, une ambitieuse et très jeune apparatchik de l'état-major et un bourru mais à peine moins jeune flic de terrain et son team. Ils doivent traquer une bande de malfrats réfugiés dans une gigantesque et labyrinthique HLM de la métropole, le tout sur l'œil des médias convoqués à dessein pour assister au triomphe de la police après de trop nombreuses déconvenues. Une opération reconquête en somme, sur laquelle ils divergent sur la stratégie. L'un suit son instinct, l'autre veut en imposer aux médias coûte que coûte. Qui est moderne ? Le flic de base, joué par Nick Cheung, arpentant l'arme au poing les angoissants couloirs grisâtres de l'HLM ou la fliquesse (formidable Kelly Chen) dirigeant les opérations à distance à bord d'un command car aux allures de régie télévision. Ce n'est d'ailleurs pas qu'une apparence, car c'est dans ce vehicule full connected que tout se passe, que se décide ce que les journalistes sauront et ce que les journalistes diront.

    Bien entendu, rien ne se passera comme prévu, et l'interminable et tragique direct, comme ceux que nous avons vécu récemment, pour l'assaut sur la planque de Mohammed Merah à Toulouse au printemps 2012 par exemple, n'aura pas les résultats escomptés. Au delà du conflit entre des flics, Johnny To montre des médias qu'il est facile de manipuler puisqu'ils ne demandent que cela. Troupeau moutonnier, suiviste, meute bruyante rangée aux lisières de "périmètres de sécurité", les journalistes ne sont qu'une composante de la foule, de cette multitude qu'ils assurent représenter, dont ils assument le voyeurisme sans poser de questions, gênantes ou pas. Ils font du bruit mais ne mordent pas. Si peu qu'aucun journaliste n'existe vraiment comme personnage du film de Johnny To. Le journaliste n'est qu'un maillon, um réémetteur au sens technique du terme. Il n'a ni destin, ni passion, ni même un quelconque intérêt cinématographique.

    Jean Stern est journaliste et consultant. Il est l'auteur de Les patrons de la presse nationale, tous mauvais, La fabrique, 2012. Il sera présent à la table ronde "A qui appartient la presse ?", le 24 octobre à 19h.