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    Ferreri et la farce grotesque, burlesque et pittoresque

    Avec La Maman et la putain (Jean Eustache), La Grande Bouffe fait scandale au festival de Cannes 1973. Réalisé par l’Italien Marco Ferreri, mais produit par Jean-Pierre Rassam et Jean Yanne, le film y représente la France. Sorti dans ce brouhaha sulfureux, Il sera l’un des gros succès commerciaux de l’année. Marco Ferreri et ses producteurs ont alors le désir de pouvoir réunir à nouveau Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli et Ugo Tognazzi dans un nouveau film. L’idée d’un western est retenue puisque le genre est encore à la mode dans ses métamorphoses transalpines.

    Mais Marco Ferreri n’est pas un cinéaste de genre. Il apporte chaque fois de la subversion dans ses films et s’intéresse aux expérimentations de réalisateurs en rupture avec le système, qu’elles soient esthétiques ou politiques. Depuis peu, certains auteurs ont abordé le western en le déstructurant. Au Brésil, Glauber Rocha le conjuque en opéra populaire (Antonio das mortes), au Chili, Alejandro Jodorowski le confronte au surréalisme (El Topo). En France, Luc Moullet le baigne de pataphysique (Une aventure de Billy The Kid). Et puis, sans vergogne, Jean-Luc Godard et le groupe Dziga Vertov opèrent son détournement militant et maoïste avec Vent d’est. Toujours attentif au travail de Godard, Ferreri suit les pistes de cette dernière pente et impose son choix d’une fable bouffonne et résolument anachronique, en représentant le général Custer dans le Paris moderne et en situant la bataillle de Little Big Horn dans le trou des Halles. L’originalité de cette approche scénaristique se double d’une distribution réunissant les stars du cinéma français de l’époque. Autour du carré de La Grande Bouffe, il invite Catherine Deneuve, mais aussi Serge Reggiani, Alain Cuny, Darry Cowl. C’est donc un gros budget.

    La sécurité financiére du projet ne l’incite pourtant pas à entreprendre un tournage dans le confort des studios. Tout le film se joue autour du trou des Halles qui défigure alors Paris. La caméra est dans les rues du quartier, sans aucun souci d’en décaler l’apparence originale, accentuant de la sorte le côté carnavalesque, grotesque et guignolesque de l’aventure. En récurrence de la farce, le film devient un documentaire sur les Halles en pleine mutation et un portrait précis d’une importante métamorphose de Paris, intégrant souvent les mouvances sociologiques de l’après-Mai 68 en amalgamant les Indiens avec les hippies, mais aussi avec les immigrés présents dans la capitale. Ferreri ne triche donc pas avec le public. Tout en déboulonnant les icônes historiques (Custer) et mythologiques (Buffalo Bill), il articule un discours idéologique sur deux fronts : d’abord, replacer les guerres indiennes dans la réalité politique et économique qui en fut la cause essentielle et qui se terminera en holocaustes, et, d’autre part, montrer la réalité sociologique et politique de la France dans la première partie des années 70.

    L’ambition qui l’anime  ainsi résista aux aléas d’un tournage de folie, dans la chaleur de l’été, au milieu des poussiéres et du vacarme provenant de la continuation des travaux d’excavation des Halles, et dans l’odeur de frites grasses qu’il gobait par poignées en dirigeant des comédiens dociles, mais souvent effarés puisque le scénario ne cessait de subir des changements.

    Ce contexte de work in progress est sensible dans le film. Il décale toutes les caricatures vers la distanciation. Consciemment ou non, Ferreri parvient ainsi à réunir Bertold Brecht à Alfred Jarry pour cristalliser la fable politique en une interrogation souveraine entre le théâtre et le cinéma, le mensonge et la vérité, le mythe et la réalité.

    Hélas, le public ne suivra pas. Touche pas à la femme blanche sera un gros échec commercial. Mais, au fil du temps, c’est devenu un film-culte.

     

    Noël Simsolo