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    Débat permanent : De quoi le corps jugé monstrueux est-il l’écho ?
    Débat permanent : De quoi le corps jugé monstrueux est-il l’écho ? "Elephant Man" de David Lynch © Collection Christophel

    De quoi le corps jugé monstrueux est-il l’écho ?

    Le corps jugé monstrueux inquiète, il dérange car il renvoie au corps vécu par l’observateur. Sa perception retentit sur le ressenti corporel de celui qui le voit. Un corps difforme réel vient rompre le sentiment d’appartenance commune à notre espèce et suscite des idées de bestialité, d’hybridation, de métamorphose.

    Même lorsqu’il est un cas tératologique* réel, il semble ne pas être de notre monde, appartenir à la fiction, et cet effet de déréalisation le met à distance de l’observateur. Sa réalité est sujette à caution, puis son humanité, et enfin sa survie : s’il est bien réel, s’il est bien né d’un homme et d’une femme, au moins doit-il mourir rapidement : ce serait un dernier moyen de l’écarter de soi.

    Quand un enfant difforme survit, il paraît manifester sa volonté d’exister malgré la dissymétrie, les troubles fonctionnels, les membres manquants, le visage difforme. Il reste comme suspendu entre le monde des vivants et le monde des morts, au-delà de ce qui est imaginable et tolérable. Le souhait de mort est une manière de résoudre le problème de sa survie, qui apparaît comme un scandale pour qui le regarde. Il permet de ne pas sortir de la quiétude de la réplication d’une forme corporelle standard, de se protéger contre l’idée d’engendrer un tel être ou l’idée de sa propre déchéance corporelle future : si un tel état doit être tranché dans le vif par le couperet de la mort, l’observateur se sent dispensé de le subir ou de le vivre lui-même.

    Les corps monstrueux ont toujours frappé les consciences, éveillé en soi un écho plus ou moins distancié. Ce sont leurs interprétations et leurs perceptions qui ont varié. On leur a donné le sens de présages au Moyen-Age et à la Renaissance, on les a associés à l’influence de l’imagination de la mère sur le fœtus au XVIIIème siècle, on les a rangés en tant qu’objets d’étude tératologiques et embryologiques au XIXème et XXème siècles, et à la même époque on les montrés comme des objets de foire, exposés dans les Freak Shows américains (qui étaient à l’époque l’une des attractions publiques les plus populaires). Mais il ne faudrait pas croire le regard déshumanisant disparu avec les zoos humains, les cirques Barnum ou d’autres lieux d’exposition. La fascination-répulsion pour ces corps demeure, il suffit pour s’en convaincre de considérer le nombre de spectateurs de vidéos présentant de tels cas sur internet. Le regard voyeur a changé de vecteur mais il est loin d’avoir disparu.

    La représentation de la monstruosité est toujours présente face à un individu dont le visage a été mutilé, à des jumeaux siamois très profondément fusionnés, ou certains enfants atteints de polyhandicap (un handicap physique joint à une profonde atteinte intellectuelle). Chacun reconnaîtra qu’un individu gravement polyhandicapé appartient biologiquement à l’espèce humaine (son hominité est certaine), mais en revanche il ne correspond à aucune définition permettant de cerner le propre de l’humain, qu’elle repose sur l’apparence physique, le comportement, l’intellect ou les capacités relationnelles (ce qui met en question son humanité). Il semble être incapable d’utiliser le langage, de raisonner, voire d’éprouver finement ou d’avoir conscience de lui-même ; il manifeste des émotions apparemment peu différenciées. Et nous projetons sur lui une souffrance et une difficulté de vivre qui nous est déjà étroitement familière en tant que sujets se pensant normaux. L’autre devient alors une forme de figuration de notre propre ressenti qui nous fait juger son existence insupportable.

    Or ce premier temps de la découverte et de l’angoisse perceptive n’est qu’un appel à notre propre humanité, notre propre capacité d’adaptation à l’apparence et à la différence, y compris à la différence qui se tient tapie en nous. Peut-être notre fascination pour le monstre n’est-elle qu’une manière de plonger en nous-mêmes et d’affronter nos propres peurs. En cela se rejoignent la perception du corps monstrueux de fiction et du corps réel. Le monstre est un reflet dévié, un miroir brisé de nous-mêmes, la marque d’une menace : menace extérieure d’agression, menace intérieure de dégénérescence. Les monstres fantastiques sont animés d’une violence toute humaine dans des corps bestiaux, hybrides ou transhumains ; d’autres subissent passivement la condition d’êtres disgraciés, métamorphosés, dont l’hominité se perd. Dans les deux cas leur menace reste un écho de nos propres ressentis et de nos propres craintes.

    L’idée que l’autre est monstrueux est particulièrement révélatrice de la manière dont on accepte ou non la différence radicale. Dès lors, le monstre nous interroge sur le propre de l’humain, sur notre capacité à accepter qu’autrui puisse vivre dans un corps autre et revendiquer cette vie comme valant la peine d’être vécue, sur la puissance d’adaptation d’un être humain à des conditions physiques extrêmes et jugées profondément anormales. La reconnaissance de la valeur d’être humain d’un individu jugé monstrueux passe par l’affrontement aux angoisses si particulières qu’il réveille en chacun de nous et la mise en crise des normes qu’il impose à l’ensemble du corps social.

    Pierre Ancet

    * la tératologie est la science qui étudie les anomalies et monstruosités (au sens biologique) des êtres vivants

    Pierre ANCET est enseignant-chercheur à l’Université de Bourgogne, maître de conférences en philosophie. Rattaché au Centre Georges-Chevrier, il co-dirige l’axe de recherche intitulé “Soins, vie et vulnérabilité”. Il est Vice-Président délégué aux Politiques Culturelles de l’ Université de Bourgogne et dirige depuis 2007 l’Université pour Tous de Bourgogne (UTB)